La prophétie de Malraux : « Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas »
André Malraux (Paris, 1901/1976)Manuscrit de travail d'un article d'André Malraux. Il est très proche de la version définitive. Ratures, ajouts, découpages et remontages de papier formant corrections.
Bel et long article de Malraux, en réponse à la question suivante, posée à plusieurs grands écrivains, par le journal suédois Dagens Nyheter : « L’affaiblissement ou la disparition de la religion semblent à certains être à l’origine du communisme ou du nazisme. Serait-il vrai que seul un sentiment de dévouement à quelque chose au-dessus et au-delà de l’être humain puisse créer les conditions de tolérance et de compréhension entre les hommes ? »
Ce texte a paru dans le journal suédois Dagens Nyheter du 23 janvier 1955 avant d’être repris dans L’Express du 21 mai sous ce titre : L’Homme et le Fantôme.
« Tout d’abord, les religions ont-elles assuré "les conditions de tolérance et de compréhension entre les hommes" ?
Ce ne fut pas le cas des religions assyrienne et aztèque. La tolérance de l’Inde a été payée cher par les Intouchables. Qq. unes des lois les plus atroces ont été édictées par des sages confucianistes ; mais le confucianisme n’est qu’une religion des morts. La mythologie grecque n’est pas édifiante, l’Islam n’est pas une leçon de tolérance. Deux religions surtout me semblent avoir joué le rôle que vous retenez, celles qui unissent l’amour et la charité : le christianisme et le bouddhisme.
Encore ne l’ont-elles joué qu’une partie de leur histoire. Le Christ byzantin anime, mille ans durant, une civilisation d’amour sans pitié. Deux empereurs byzantins sur trois meurent assassinés ou suppliciés, la vie de l’impératrice Théophano ressemble plus à celle d’Agrippine ou d’une princesse mérovingienne qu’à celle de la mère de Saint Louis. Au XIIIe siècle, le christianisme occidental accomplit un des plus hauts desseins de l’histoire : il contraint l’homme à la vertu – ou, au moins, à la feindre. Il crée un héros soumis aux enseignements de sa foi ; et ses reines ne se définissent plus par le meurtre de leur mari. A travers le Christ, par le Christ ; mais il n’y avait pas suffi...
Une religion me semble unit les hommes dans la mesure où elle fait de chacun d’eux un prochain. Encore ce prochain se limite-t-il le plus souvent au coreligionnaire, et, si superficiel qu’ait été l’humanitarisme du XIXe siècle, constatons qu’il coïncida avec l’un des siècles les moins cruels de l’histoire... L’adversaire capital de la tolérance n’est pas l’agnosticisme, mais le manichéisme : nazis et communistes sont athées, mais manichéens.
Je crois donc que tolérance et compréhension ne peuvent être pleinement défendues que si on les défend pour elles-mêmes.
Et le problème – le mystère – est précisément qu’on puisse vouloir les défendre pour elles-mêmes. L’homme ne se construit qu’en poursuivant ce qui le dépasse, je l’ai écrit jadis, je le pense toujours. Mais c’est ce dépassement qu’il s’agit d’expliquer. Le stoïcisme a montré comment une morale peut exister hors de la religion. « Un sentiment de dévouement à qq chose au-dessus et au-delà de l’être humain » n’implique pas nécessairement « ...des êtres ou puissances en dehors de la vie terrestre ». Sans ce sentiment, l’humanité n’eût sans doute pas dépassé le pithécanthrope ; mais n’est-il pas une des composantes de l’homme, au même titre que l’intelligence ? Faut-il voir dans ce dévouement le reflet de ce qui est « au-delà de l’être humain » ou la faculté humaine de soumettre les désirs et les instincts ? Si les dieux ne sont que les torches une à une allumées par l’homme pour éclairer la voie qui l’arrache à la bête, ou si les dieux sont totalement impensables, le plus grand mystère de l’univers est dans le moindre acte de [ici un blanc d’hésitation et dans la version publiée « sacrifice »], d’héroïsme ou d’amour. Mais l’univers est assez mystérieux, même avec les dieux. Penser que le Créateur de l’homme est aussi son juge (bien que toutes les religions sont loin d’avoir reconnu) – semble assurément une garantie de justice ; mais tout le passé nous enseigne qu’elle est illusoire, et que l’homme trouve quand il le faut des accommodements avec le ciel. Peut-être le problème moral n’est-il pas un problème « de garanties métaphysiques » ; peut-être des garanties, quelles qu’elles soient, le masquent-elles plus qu’elles ne le résolvent. Elles le rationalisent. Mais est-il rationalisable, ou du moins, l’est-il par de telles voies ? Toute la civilisation moderne tente d’y parvenir, parce qu’elle a substitué un fantôme aux profondes notions de l’homme qu’avaient élaborées les grandes religions. Chacune de celles-ci rendait compte à sa manière de la grandeur humaine. La science, non : elle ne tend pas à une notion de l’homme, mais à la connaissance du cosmos. La théorie du champ unifié ne deviendrait pas fausse si l’homme n’existait plus. Le drame de la civilisation du siècle des machines n’est pas d’avoir perdu les dieux, car elle les a perdus moins qu’on ne dit : c’est d’avoir perdu toute notion profonde de l’homme. Seule une telle notion permettrait de répondre à votre question, en précisant comment le « dévouement » que vous mettez en cause est un des pouvoirs toujours renaissants de l’homme, non comme un instinct, mais comme l’héroïsme. Depuis cinquante ans, la psychanalyse réintègre les démons dans l’homme : tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. »
La dernière phrase fait écho à la fameuse maxime traditionnellement attribuée à Malraux et dont il n’a jamais cessé de rejeter la paternité : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Le journaliste et académicien André Frossard, artisan de la propagation de cette phrase, expliqua par la suite : « Il n’a pas dit : "Le XXIe siècle sera religieux ou spirituel", mais "Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas", ce qui n’est pas du tout la même chose ».
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