Texte fondateur de Malcolm de Chazal
Malcolm de Chazal (Vacoas (Ile Maurice), 1902/1981)Longue lettre autographe de Malcolm de Chazal, véritable manifeste de son oeuvre, adressée à Wystan Hugh Auden.
Texte inédit capital pour la compréhension de son œuvre et de sa personnalité.
« Cher Poète,
Les remarques de M. Gross dans le New Stateman, concernant votre Anthologie d’Aphorismes, où vous m’avez mis en si bonne place, me poussent à vous écrire.
M. Gross n’a rien compris. Pour lui la pensée se résume à l’idée. Et l’intelligence est tout. Alors que pour ma part je méprise l’intelligence et je ne crois que dans les sensations. Mais entendons-nous, je parle de la sensation qui touche à la perception et renverse toute la manière courante de penser, et qui abolit les oppositions entre sujet et objet et amène à une identification entre l’homme et la fleur, par exemple, par quoi seule la fleur peut être connue. Nous avons ici le secret de l’amour et de la communion autrement dit se mettre « à la place » de l’autre pour le connaître, qu’il s’agisse d’une femme ou d’une fleur, d’une montagne ou de l’astre.
Le drame du poète a toujours été son incapacité de se déplacer dans l’autre, chose que fait naturellement l’enfant, qui « devient » fleur pour connaître la fleur, qui « devient » chrysalide pour connaître la chrysalide. Et celui qui ne sort pas de lui, même par l’acte gratuit, ne connaîtra rien. Tout le reste est prométhéisme et littérature.
Je voudrais ici expliquer le drame du poète.
Tous les poètes – je parle de ceux dignes de ce nom, et pour qui la poésie est moyen de connaissance, - ont compris que pour arriver à la réalité essentielle il fallait se mettre au-delà des antinomies, abolir les contraires. Car on ne saurait retrouver Dieu dans un jeu d’oppositions.
Ainsi le poète a toujours voulu se porter au-delà des antinomies du bien et du mal. [...] Nous avons Baudelaire, Edgar Poë, Rimbaud, les surréalistes qui pèsent sur le plateau « mal » de la balance morale, afin de faire échec au Dieu.
William Blake, lui, dans sa démarche au-delà de la morale, a prôné le Mariage du Ciel et de l’Enfer, ce qui était renforcer l’équivoque, car le bien et le mal, au sein de leurs oppositions magiques, se rejoignent dans l’équivoque.
C’est Frédéric Nietzsche enfin qui, cherchant à se porter au-delà du bien et du mal, se porte au mythe du surhomme et à la volonté de puissance et exalte aussi la contrainte. Le drame de Nietzsche c’est que, après avoir dit que « Dieu est mort » c’est de n’avoir pu désigner le lieu où Dieu est enterré. Car Dieu a pour tombe toutes les églises de la terre. Le poète, comme l’enfant, voit Dieu au-delà des églises : l’univers est son temple. Le drame de Nietzsche c’est qu’il n’était pas assez poète. S’il était comme un petit enfant, il aurait connu Dieu au-delà du bien et du mal, car le Dieu de l’enfant n’est pas le Dieu moral, mais le Dieu de l’innocence. [...] Les couleurs respirent et se présentent tels des êtres humains :
Le vert / Passe la main / Sur l’épaule du jaune / Qui eut un frisson mauve
et, atteindre à cet « au-delà » de l’obscène, qui est toute la nudité de l’esprit retrouvée :
Toutes les fesses / se ressemblent / sur le vase de nuit
ou encore : « Prends-moi / Nue, » / Dit la fleur / Au soleil, / « Avant / Que le nuit / Ne me ferme / Les cuisses. »
Où par le renversement de la pensée courante est obtenue une catharsis, un déplacement, qui fait de la poésie la suprême thérapeutique, l’acte sauveur de l’humanité en redonnant le visage vivant de la réalité.
A ce point le salut par la poésie, par la voie de l’innocence retrouvée, rejoint le salut biblique tel que préconisé par Jésus, dans ces paroles : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est fait de ceux qui leur ressemblent. » Ou encore : « Celui qui ne vient pas au royaume comme les petits enfants, n’y entrera point. ». [...] Au fond à quoi a visé Jésus, à quoi se ramène toute la Bible ? Mais à rien autre qu’à nous remettre sur la voie de l’innocence, et en conséquence nous remettre dans la vie, au-delà du monde abject qu’est le monde des apparences. Et le poète vivant, celui qui est « comme un enfant », ne veut rien autre que cela. Car l’HUMANISME véritable n’est rien autre que ce retour au paradis de vision dans lequel l’enfant est en permanence. Et toute la Bible est un livre d’humanisme. Et le message de Jésus est un total message d’humanisme. [...] Le poète aussi est le savant et le seul savant.
Cette science unique qui est science des images et science des signe, je la détache en dernier en me servant du signe de l’Homme dans tout, qui est le signe de la face.
Le visage humain résume tout, il est la clé du cosmos, c’est l’ARCHE POÉTIQUE ABSOLUE, en laquelle toutes les formes s’inscrivent et qui les dégage toutes (notez que si l’homme résume l’univers, le visage de l’homme résume l’homme. On peut monter ainsi à une Lumière qui a une expression, à une Lumière [...] qui donne le VISAGE DE DIEU, le Verbe essentiel à la source.) [...]
L’art actuel est soit objectif ou subjectif, figuratif ou abstrait, où le monde intérieur et le monde extérieur ne sont pas rendus.
Car le seul art vivant est l’art des enfants, qui seuls nous donnent la VRAIE ANIMATION, où l’enfant peignant une fleur, en fait un être (non la confusion mythologique et anthropomorphique) mais une fleur qui est comme un homme, comme une fleur, tout en restant fleur, où la fleur vivante vivante ainsi dégagée fait de la fleur une « personne », lui donne une expression. Au-delà de la rose-fée, nous avons la « rose humaine », où le terme HUMAIN prend alors un sens comique, où l’humain [...] rend Dieu présent parmi nous par le mode représentatif, abolissant ainsi le fétichisme.
Pour ma part, j’ai pris instinctivement cette voie d’enfance dans la peinture. Ma poésie m’y a inéluctablement mené. Je suis compris totalement des enfants n’ayant pas atteint la puberté, et d’autant mieux qu’ils sont de 4 à 8 ans et merveilleusement par les tout petits de 4 ans qui sont mes meilleurs critiques. [...]
L’enfant peint au-delà de la perspective. Ils contrastent uniquement par les couleurs. Leur dessin – pur dessin animé, au- delà de Walt Disney – est du méta-dessin. Et l’enfant ne connaît que l’HUMOUR seule voie d’animation. Ici nul cadre à la couleur, rien n’est enfermé et le tableau « vient » vers le spectateur. C’est la totale catharsis.
Le naïf est une caricature de cet art divin. Le naïf est intellectuel encore. La peinture de l’enfant est au-delà de l’intelligence.
Le drame d’Arthur Rimbaud a été les mots. Rimbaud n’a pu se porter au-delà des mots. Et lorsque les mots l’ont enfermé, Rimbaud aurait dû prendre le pinceau.
On a dit que tout le monde devrait faire de la poésie. Ajoutons-y l’art, sauf que ne valent que les peintures qui n’ont pas passé à l’académie, qui ignorent le métier. L’homme alors découvre lui-même son propre métier. Il est son professeur et son élève. Il s’apprend et il apprend, par un don total de lui-même, par un élan qui est acte gratuit.
Et je veux en venir à la fin même à quoi vise cette lettre. Je veux parler du problème de liberté, de la libération de l’être humain, but même à quoi vise le poète, dans sa recherche de la connaissance. [...] la Bible livre de la connaissance, n’est autre qu’un Livre Poétique qui nous livre : la voie et la vie.
Les prophètes juifs n’étaient que des inspirés donc des poètes, des justes. La Bible elle-même est le Livre du juste. On en fait un Livre Moral et s’en est dégagée la religion chrétienne traînant son fétichisme. [...] L’unité de la Bible est dans la Poésie. Ce qui se ramène à dire que alors que la Bible a été faite pour délivrer l’homme et libérer l’humanité, elle fait tout le contraire par le sens moral qu’on lui a appliqué. Et la Bible falsifiée, inventée est devenue le LIVRE MÊME DE L’ÉQUIVOQUE et on en a fait le Livre du Mystère alors que c’est le LIVRE NU, le Livre de l’Innocence.
Ainsi la Bible faussée, est venue la religion chrétienne et la poésie [...] a fait ménage à part. [...] Pour ma part, mon cher W. H. Auden, quand j’ouvre la Bible et que je confronte le sermon sur la montagne, le mercredi de la Passion et l’Apocalypse, je vois que le temps de la prophétie est parmi nous et que nous sommes en plus dans la fin des temps.
Le sacré et le profane, la religion et la science, sont en pleine collusion. Ce qu’il nous faut c’est qu’un sens nouveau du sacré, un Nouveau sacré associé au MERVEILLEUX et qui couvre tout.
Ce « nouveau sacré », je le retrouve chez l’enfant, il est éternel. [...] L’éternité n’est qu’une vie poétique sans fin, inséparée du couple. La connaissance de Dieu par le couple est tout le royaume de Dieu. La chute a commencé avec la chute du couple et l’humanité est rachetée par le couple telle que présenté par l’Epoux et l’Epouse de l’Apocalypse. [...] Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? C’est facile à voir. A la place de l’harmonie du couple par la vraie hiérarchie il y a le faux équilibre par l’égalité des sexes [...] le sexe neutre a le troisième sexe [...]. Ce « sexe neutre », vice de la forme et lié aux complexes, c’est le même que nous retrouvons dans le cas des machines, l’auto qui ne peut copuler avec l’auto, mais donne une nouvelle auto, l’auto qui par le fait est œuvre d’impuissance dans un geste aphasif, répétitif.
L’ARTIFICIEL a tout pris. Le Robot est partout, dans le temple, dans le laboratoire, dans la société. Et les morts-vivants traînent les rues [...]. Ainsi tout se tient. Et la société comme un tout est à l’image du couple déchu. Le poète est le seul aujourd’hui qui cherche à délivrer l’humanité. Tous l’enferment dans son malheur. Mais attention il y a le faux poète comme le faux prophète, le poète ensorceleur et le poète libérateur. L’un tient du serpent et l’autre tient de l’enfant. Cette distinction faite, je clos cette lettre en vous disant mon cher Auden, la joie que j’ai eue d’être si bien compris par vous. Les poètes se reconnaissent. Ils sont d’une même race. Car l’Esprit n’a pas de bornes. « Le vent souffle où il veut... » A vous en toute amitié et considération. Malcolm de Chazal. »
Wystan Hugh Auden (1907-1973), préfacier de la traduction américaine de Sens-Plastique en 1948, fut le lauréat du prix Pulitzer de poésie, la même année.
En haut à gauche du premier feuillet, ces quelques mots à la poétesse et peintre Marie-France Armstrong-Rose : « Ma chère Marie- France, je ne me relis pas. J’espère que cet écrit te plaira et que tu pourras le traduire facilement. Cet article est réussi, dit A. Cohen. »
Vendu