Colette raconte à Marguerite Moreno ses souvenirs de théâtre et les bombardements
Colette (Saint-Sauveur-en-Puisaye, 1873/1953)Très belle lettre de Colette adressée à sa grande amie Marguerite Moreno, au moment des bombardementsde la libération :
"[...] Toujours ce temps étrange, brumeux et froid, qui décourage même les alertes nocturnes. Je suis contente que tu aies vu, et en bon état de piaffement, l'Enfant dans sa cure d'air. Ici, un tel orage de bruits contradictoires, et ces bruits eux-mêmes tels, qu'une chatte n'y reconnaitrait pas ses petits. Ce n'est pas encore l'heure de s'écrire comme Lorenzaccio : "Respire, coeur navré de joie !" As-tu remarqué combien tous les travestis ont été mauvais dans ce beau rôle ? J'ai encore dans ma mémoire l'affreux souvenir de Mme Piérat [Marie-Thérèse Piérat, sociétaire de la Comédie française], belle femme à cuisses, dans une sorte de maillot noir, - noir comme le reste de son costume, le texte ne parle-t-il pas de soie bariolée ? Sarah non plus (sauf-certaines demi-teintes et un physique encore prestigieux) n'était pas bonne. Ni personne. Sans doute il eût fallu Madame Moreno, ses longues jambes, ses trésors d'arrière-pensée reflétés sur son visage, et dans sa voix. Je voudrais que nous puissions causer à coeur débridés. À part ça, la chasse à la pitance bat son plein, le boeuf est toujours à 400 francs le kilo et le beurre à 750. Sur les dangereuses routes des bataillons de petits cyclistes font la chaîne, chargés de victuailles, tiraillés et héroïques pour la gueule. Des femmes aussi. Je voyais ces jours-ci une petite brune dorée qui ne fait que ce métier, et qui en est à son 4 ème bombardement sur les routes. Mais qu'est-ce que vous faites quand vous entendez venir les avions ? Ah ! dame, c'est pas bien commode. On tâche d'arriver sous des arbres, ou met la bécane dans le fossé et on se couche à côté". Grand calme, grand courage de la stupidité ! Sous les arbres !
Tonton t'écrit en vain ! Avant de partir pour ses "Angles", - d'où il ne peut plus revenir, il a tout mis en ordre, meubles compris. Tout est digne de lui, - et de toi.
C'est la 3éme alerte depuis ce matin, ou je me trompe. Mais qui donc lui accorde un moment d'attention ? Les enfants, leurs voitures et leurs mères jouent dans le jardin. Que cette lettre t'arrive et te rassure, Marguerite Minha (on voit que je lis de vieux et charmants voyages (1860) d'une française et de son mari, dans les régions de l'Amazone. Les serpents, le climat, les fauves, les insectes, elle endure tout. Mais elle supporte bien mal qu'une indienne lui avoue, avec un sourire des premiers âges, que son enfant n'a pas de père [...]".
Signé "Ta Colette".
Grand et beau document.
Lettre publiée dans Colette, Lettres à Marguerite Moreno (Flammarion, 1994), p. 291.
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