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REF: 14975

Important manuscrit d’Aragon louant la poésie d’Eluard mais critiquant vertement ses choix éditoriaux et sa fidélité au surréalisme

Louis Aragon (Paris, 1897/1982)
Poète français, proche du Dadaïsme et du Surréalisme.

Type de document : manuscrit autographe

Nb documents : 1 - Nb pages : 9 pp. - Format : In-folio

Lieu : S.l.

Date : S.d. [Circa 1948]

Destinataire : Sans

Etat : Bon. Dernier feuillet légèrement bruni.

Description :

Brouillon d'un long article critique d'Aragon pour la revue littéraire Europe, (fondée en 1923 par Romain Rolland), rédigé après de la publication de Voir, anthologie de la peinture contemporaine illustrée de poèmes d'Éluard, alors même qu'il rédigeait la préface aux Poèmes politiques d'Éluard.

"Dans le numéro de juin d'Europe, on a pu lire le texte de Paul Eluard De l'horizon d'un homme à l'horizon de tous qui est une introduction à ses Poèmes politiques. À sa demande, j’avais écrit à ce livre une préface qui avait pour but d’expliquer la liaison de cette introduction et des poèmes qui le suivent. Or il m’est arrivé qu’un livre nouveau d’Éluard, à peine cette préface écrite, m’a entraîné dans un mode de réflexions et de pensées qui n’en altèrent point ce sens, mais peut-être le complètent. J’ai hésité à en faire une lettre privée. J’ai hésité à les écrire pour tous. C’est le titre de ce texte de Paul Éluard qu'on a lu, De l’horizon d’un homme à l’horizon de tous qui m’a entraîné dans le sens de la seconde solution. Et aussi cette considération, où l'on voudra voir de ma part le reflet d'une croyance inébranlable en l'importance de la chose écrite, que puisque ce livre dont je parle a été imprimé, ceci qui y est une réponse doit l'être".

Aragon se lance dans une sorte de texte schizophrène, louant la poésie d'Éluard et ce qu'elle représente, mais critiquant vertement la direction prise par son ami dans cette anthologie qui, selon lui, fait pâle figure à côté des Peintres Cubistes d'Apollinaire.

"[...] Paul Éluard ici ne présente pas, comme le faisait Apollinaire en 1913, "la nouvelle école de peinture". Alors l'aîné des peintres cubistes, ou étiquettés tels, n'avait pas quarante ans, et Juan Gris, par exemple, en avait vingt-six. Apollinaire avait écarté même ses amis, comme Henri Matisse, André Derain, Raoul Dufy, en général ceux qui n'étaient pas liés par une certaine façon de voir les choses qui semblaient à Apollinaire constituer objectivement le cubisme. Dans Voir, voisinent Fautrier, Chagall et Raoul Ubac. Impossible de trouver là des liens qui soient le fait des peintres eux-mêmes, ni le métier, ni l'école, ni la génération. Il faut donc estimer que c'est en Eluard, et en Eluard seul, que se trouve ce qui les unit [...]

Les poèmes d'Éluard ont indiscutablement trait aux peintres, aux tableaux choisis. Ce n'est pas simple rhétorique s'ils portent le nom d'Yves Tanguy, de Joan Miro ou René Magritte comme titres [...]. Il y a en eux tentative de description. Par exemple : Mets-toi hors de l'envol du couteau rouge et bleu, est le premier vers d'un poème qui accompagne un tableau, dont on peut dire grossièrement qu'il est rouge et bleu. Par exemple le paysage vert de Fautrier inspire un paysage écrit :

"Au fond d'un peu de soleil

Aujourd'hui gît la prairie

La forêt la plus ancienne

La mousse la goutte d'eau

Au fond d'un peu de cristal

Le mouvement d'un peu d'eau

Vierge verte bien vêtue" [...]"

Au fond, ce qu'Aragon ne supporte pas, c'est que la poésie d'Éluard, qu'il admire tant, soit au service de "la mauvaise peinture". "[...] L'absence ici de rigueur, l'utilisation de la poésie d'Éluard comme excuse de la mauvaise peinture, c'est trop et pas assez dire, d'une peinture quelconque, c'est pour moi un spectacle que je supporte mal, parce que, quoi qu'il fasse, quand Éluard parle, j'entendrai toujours, dans cette voix, l'écho des choses essentielles qu'elle a dites. Parce qu'à partir du moment où la poésie d'Éluard a exprimé pour moi, pour les hommes de mon pays, pour tous les hommes en proie au déni de la justice, les choses essentielles du monde et de la vie, parce que précisément quand il a dit le Pain, c'était du pain qu'il parlait, et quand il a dit Liberté, nous avons frémi dans nos chaînes, et bien Paul Éluard n'a strictement plus le droit de jouer avec la croyance que nous avons en ses mots, n'a plus le droit de faire dire aux mots n'importe quoi, à propos de bottes, et je demande pardon aux bottes, aux braves, aux modestes, aux utiles bottes, de les comparer à la peinture d'Humphrey Jennings, pour n'en citer qu'un. Je demande publiquement à Éluard de cesser le jeu. Son nom, sa parole, nous sont sacrés. Il ne lui appartient plus d'en disposer comme si de rien n'était [...]".

Puis il s'adresse directement à lui, et fustige sa fidélité au surréalisme. "Mon cher Paul, nous venons, toi et moi, des mêmes profondeurs ; nous nous sommes ensemble et séparément égarés ; séparément, puis ensemble, nous avons, à tâtons, cherché la fenêtre par où venait la lumière. À quoi rêves-tu donc? Ceci n'est pas ton chemin. Je me mépriserais de ne pas te le dire. Je pense, sans la moindre nuance, que le bazar surréaliste n'est qu'un bazar, et que tout le goût que nous avons pu avoir, toi et moi, de ce qu'on y trouvait, comme les villégiateurs s'amusent avec les objets d'une station balnéaire, hideux coffrets de coquillages ou porte-plumes où l'on voit une sablaise et un bateau, tout le goût que nous avons pu en avoir ne peut faire que ce ne soient des objets de bazar. Assez de ces nids à poussière! Ce qui nous lie aujourd'hui, toi et moi, tu le sais bien, ce n'est pas ce qui nous liait jadis, et qui s'est dénoué. Si tu fais encore confiance au choix subjectif, plus qu'à la prétention, à l'objectivité des faiseurs d'anthologie, c'est pourtant avec l'espoir, le désir, que ce qui est vivant en nous le devienne aussi pour les autres, tu l'a dit, c'est ce pour les autres - là qui nous lie. Te voilà parvenu à ce promontoire d'où tu peux voir le monde. Reconnais, aie le courage de reconnaître que tu as depuis longtemps quitté ces positions illusoires où tu t'attardes [...]. Mon cher, mon cher Eluard, il y a solution de continuité, il y a rupture entre ce faux univers où l'on jouait à d'étranges marelles, où l'on se complaisait à faire naître des fleurs de la boue des ruisseaux, et le monde réel qui est devant nous. Prends garde, tu es devenu un homme exemplaire [...]. Le problème est celui qu'Isidore Ducasse a résolu dans les Poésies (la poésie doit avoir pour but la vérité pratique), sans le moindre regret pour Les Chants de Maldoror. Presque dans les mêmes termes que Baudelaire exorcisant les ombres surréelles de son siècle : Disparaissez donc, ombres fallacieuses de René, d'Obermann et de Werther ; fuyez dans les brouillards du vide ; monstrueuses créations de la paresse et de la solitude... Est-ce que je puis douter un instant avec qui tu es? Avec Ducasse et Baudelaire, chassant les miasmes de la paresse et de la solitude, avec les hommes du travail et de la solidarité... ou de l'autre côté, du côté des fantômes, et tu sais qui agite leurs très matériels drap de lit [...]".

Voir, de Paul Éluard, a paru aux Éditions des Trois collines en 1948.

De l'horizon d'un homme à l'horizon de tous avait paru dans Europe en juin 1948.

Encre bleue. Ratures, corrections et ajouts.

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