Exceptionnelle lettre d’amour de Jean-Paul Sartre, à sa maîtresse Évelyne Rey, teintée de sadomasochisme
Jean-Paul Sartre (Paris, 1905/1980)Exceptionnelle lettre d'amour inédite de Jean-Paul Sartre, à propos de son quatuor amoureux avec Simone de Beauvoir, Évelyne Rey et Claude Lanzmann. Evelyne Rey était la soeur de Claude Lanzmann, lui-même amant de Simone de Beauvoir.
Fou d'amour pour elle, Sartre se consume de passion et de colère :
"Mon amour chéri. Voilà bien longtemps que je n’ai pas de lettres. Lundi ça fera sept jours. Il y en a peut être une aujourd’hui mais c’est Dimanche et la poste est fermée. Une vieille petite poste têtue, verte dans un patio blanc. Tu écris beaucoup, mon chéri, plus que moi, peut être mais finalement, pour une autre fois, j’aimerai mieux plus de fréquence. Même au point de vue de mes lettres, tu leur trouveras plus de naturel si le contact n'est jamais rompu. Mais vois : on était au mieux, tu m’as engueulé, je t’ai engueulé, je me suis excusé mais je ne sais pas encore comment tu as reçu mes excuses, et tu as été blessée de l’engueulade. Je suis inquiet de toi. Je n’aime pas rester huit jours sans lettres. Je ne sais plus rien et, comme j’ai toujours été un peu délirant, j’imagine le pire. Jamais longtemps mais ça contribue à me couper un peu de toi. Il y a déjà assez de malentendus comme ça entre nous. Quand je t’aime au plus fort et que je te l’écris tu trouves que mes lettres ressemblent à celles de Deleuze [le philosophe Gilles Deleuze (], n’y ajoutons pas par la lenteur. Mais, tu sais, je ne te reproche rien, ne vois surtout pas dans tout cela un grief déguisé. Je sais que tu m'as écrit. Simplement, c’est long. Enfin je me dis que tu verras cette lettre dans trois jours et que dans trois jours nous serons à huit jours l’un de l’autre. On trompe le temps comme on peut. Cette lettre, tu trouveras qu’elle ne te dit pas assez que je t’aime. Pourtant elle ne dit que ça. Mais j’ai besoin de toi. Je n’ai pas envie de te dire des mots tendres mais de t’empoigner. De te serrer dans mes bras et de te battre, sans colère, comme ça. Et puis d’entrer en toi. Ca ne m’encourage pas à te donner des petits noms d’oiseaux. Seulement ça n’est que négatif encore ici parce que il faudrait vraiment que je te batte pour que tu sentes comme je t’aime fort. Je pense à notre appartement, je voudrais y être et ne pas le quitter. Je dirais à M. [Michelle Vian, la maitresse officielle de Sartre] que je pars telle date et je resterai chez toi, prisonnier, tu devras faire les courses et me nourrir. Je ne sortirai pas un seul jour, une seule minute. Qu’est-ce que tu en dis ? A moins que tu veuilles aller avec Castor et Claude [Simone de Beauvoir et son amant le journaliste, écrivain et cinéaste Claude Lanzmann] à XX Rouge.
Tu ne me parles plus jamais de Jacques [Jacques Lanzmann ( écrivain, scénariste et parolier] et Blanca. Tu m’as dit une fois que Blanca avait des complexes mais lesquels ? Sans doute quand elle est en maillot ? J’ai l’impression que ça XX un peu entre vous. Est-ce que c’est vrai ? C’est difficile de supporter une belle belle sœur. Je veux dire dans chaque minute. Ca n’est pas ta faute si tu ramasses tout. Si au moins tu étais bête mais pas question de s'attraper sur ce terrain là [...]. J’avais de bonnes petites lettres familiales et puis, tout d’un coup, grand écran [...] j’aimais bien ma petite famille, moi, je veux savoir ce qu’elle devient. Il y a des romans comme ça : L'Idiot [de Dostoievski] par exemple : on s’est intéressé à quelques personnages on voudrait savoir ce qui leur arrive et puis une foule d’autres envahissent la scène et les autres disparaissent à moitié. Tu le vois XX, misérable. Tu as secoué le chaperon, très fort respect ! (Avoue que c’est terrible d’être un chaperon quand on a du sang espagnol) ».
A propos de l’Espagne et de l’Italie :
« As-tu des nouvelles de Claude et de Castor. Moi j’en ai de Grenade, tout semble aller bien, ils ont naturellement fait connaissance à Grenade avec le classique maître d’hôtel ex révolutionnaire qui confesse qu’il s'est rallié tout en accusant l’Europe : vous nous avez abandonnés. A croire qu’on les fournit au touriste de gauche pour qu’il ne se sente pas trop dépaysé (un petit coup de conscience, malheureuse, l’observateur le jeudi à XX chaque matin, c’est l’homme). Ils sont étonnés de la misère mais bien contents des vélos et paysages, le coeur de requin. Tu me diras qu’en Italie, on crève de faim. C’est vrai, mais en Italie (c’est une simple illusion d’accord) on est avec les gens, on râle avec les types de gauche qui vous expliquent, on sait qu’ils font ce qu’ils peuvent et qu’on s’entraide. Là-bas, t’es rien, ils te sont à la fois plus proches (c’est la misère nue : des « frères » comme disent les curetons. Tu les touches, tu n’es pas éloignée d'eux par « l’appareil ») et beaucoup plus lointain (tu les touches mais c'est vrai que tu les as plaqués et que tu n’y peux jamais et qu’ils le savent). Et il n’y a rien, rien, pour les défendre un peu ».
A propos du Communisme :
« Ça t’a scandalisé, hein, ces fêtes au bord de la mer et le pince-fesses dans les villes, ça ne fait pas coco. C’est vrai mais il faut le dire ça ne fait pas coco français. Il y a beaucoup plus d’intellectuels à la direction du parti (à commencer par Togliatti [Palmiro Togliatti (), fondateur et secrétaire du parti communiste italien]) et puis ils ont une politique de bras ouverts (être présents partout) ça détermine des courants de snobisme procommuniste dans une partie de la bourgeoisie intellectuelle et riche. Par exemple dans le cinéma (production et metteur en scène). C’était comme ça chez, quand le parti était plus jeune et moins stratifié, avant 39. J’ai connu cela (de loin). Tous ces types me plaisent, par ce qu’ils pensent, en somme, que le communiste est le plus intelligent, le plus sensible et qu’il doit avoir la vie la plus riche dans tous les domaines, y compris la « chair » et la « chère » tandis que les nôtres ne sont que des agents, des ascètes volontaires qui veulent retrancher d'eux tout ce qui n’est pas à militer et déservent à leurs petits fils le soin d’être des hommes. Ont-ils raison en tout ? Je ne sais pas. Sans doute raison pour l’Italie. En tout cas ils ont chacun des années de taule derrière eux et puis il y en a qui ont eu des dents cassées à coup de poing ou qui portent des marques assez désagréables, souvenirs de torture. Ceci dit, je me suis fait dire dans la villa romaine, je te l’ai dit, je les aime mieux dans un bistrot romain parlant innocemment que lorsqu’ils cavalent après les os de la petite Anselme".
Sartre dit voir travaillé sur son « enfance » et sur sa « pauvre mère ». "Je te lirai ça en rentrant. Ce soir on va à un cinéma en plein air". Il évoque le film Le Prisonnier de Zenda de Richard Thorpe, sorti en 1952 et ajoute : "Tu te rappelles, oh! mon chéri. Tu avais si mal et j'ai perdu mon foulard. J’ai retrouvé tous mes souvenirs. Je t’adore. Le soir à minuit, des Suédois ivres dansaient sur les dalles cirées du Dalotto et Jean-Pierre Aumont est venu boire un verre avec nous, odieux et con.
Je te veux. Je n’ai pas de mots pour te le dire mais si tu étais à portée de ma main, tu le sentirais passer. Je crève d’envie de te voir brune. J’aurais l’air d’un poulet (sauf la tête qui est cuite). Je te désire, je te serre contre moi, à te faire éclater ».
La femme de lettres Bianca Bienenfeld Lamblin (
Évelyne Rey se suicida en 1966. Deleuze en 1995.
7500,00€