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Longue et dense déclaration d’amour de Jean-Paul Sartre, à sa maîtresse Évelyne Rey

Jean-Paul Sartre (Paris, 1905/1980)
Philosophe et écrivain.

Type de document : lettre autographe signée

Nb documents : 1 - Nb pages : 4 pp. - Format : Grand in-4

Lieu : [Pise]

Date : [Vers 1953-1954]

Destinataire : Éveline Lanzmann, dite Évelyne Rey (1930-1966), comédienne de théâtre

Etat : Bon

Description :

Lettre d'amour passionnée de Jean-Paul Sartre à sa maître Evelyne Rey (qui était la soeur de Claude Lanzmann, lui-même amant de Simone de Beauvoir).

"Mon cher amour. J'ai bien sommeil et tu n'auras pas une bien longue lettre, mais je l'écris pour que tu ne voies pas, des fenêtres, le facteur repartir sans une lettre pour toi. Et puis c'est naturel que j'écrive à la fin d'une journée où je n'ai pas cessé de penser à toi et d'avoir envie de toi. Je te comprends bien, pourtant, je comprends que tu puisses toi aussi penser à moi et pourtant ne pas écrire. Ca fait loin, de tendresses précises mais peu exprimables et des rêves vagues et toujours les mêmes à cet acte trop précis qui est d'écrire. Dans le fond, j'écris par mirage, pour que, en montant l'escalier, je croyais que j'allais te prendre dans mes bras. Mais toute la journée, tu étais la, avec moi, dans cette auto qui cahotait sur des collines en montagnes russes. Je vis dans l'impatience. Tiens : je suis "navigateur" dans l'auto. C'est moi qui consulte la carte. Le Castor [Simone de Beauvoir] dit que je fais ça très mal mais elle ment et, en tout cas, je suis d'ordinaire consciencieux. A présent, je laisse aller (et nous nous sommes perdus à Volterra, nous avons tourné en rond), parce que ce qui compte, ce n'est pas les détours que nous faisons encore chaque jour, c'est la route droite qui me ramène chez toi. Je suis amoureux de toi. Très fort. Tu vois comme tu as raison d'écrire : tes lettres m'ont profondément touché et donné tous les espoirs. Tu y es si confiante, tu as une manière d'écrire, dans les dernières, bien plus ? que ta manière de parler, au retour de St Tropez. Je me butais dans l'orgueil par ce que je me sentais plus ta confiance. A présent, l'orgueil a fondu comme un sucre ; dès que je sens que tu m'aimes, je n'ai plus aucun scrupule à m'avouer que je t'adore. Je sens bien que je suis plus ombrageux avec toi qu'avec n'importe qui : ça veut dire d'abord que je t'aime ; que tu es la seule que j'ai envie. Et puis c'est ta jeunesse et ta sacrée beauté : comme ce sont des biens que je ne devrais plus avoir, comme je n'ai plus l'âge d'avoir l'amour d'une fille très belle et très jeune, je suis plus exigeant : si cet amour n'est pas de la passion, s'il ne va pas à l'extrême, je me sens misérable, profiteur et je m'accuse de me contenter de peu (touchant tes sentiments) pour pouvoir profiter de toute cette beauté et cette jeunesse qui normalement ne devrait pas être pour moi. Si tu veux, tes dons physiques me font un devoir de n'accepter que l'amour le plus fort, sinon je me tiens pour un vieillard infâme. Si tu ne m'aimes pas plus que tout au monde et spontanément, je profite de toi lâchement ou alors je me résigne (tout aussi lâchement) pour ne plus te perdre, de toute façon je suis à exécuter comme un chien et sur l'heure. Et quand je sens ça, je me cuirasse de honte et fureur. Toi qui est aussi orgueilleuse que moi, tu peux surement le comprendre : tu es trop belle, trop jeune, trop intelligente et trop désirable pour que je puisse rien te passer. Je me demande ce que ça donne par écrit ce que je te dis. Je le sens comme un très humble aveu et ça pourrait sortir comme une forfanterie ou une menace. Mais non : tu le prendras comme un aveu en plein confiance : je te le dis quand je suis comblé et non quand je récrimine ; quand je désarme et non quand je t'attaque, quand je me sens dans tes mains. On est orgueilleux comme des poux tous les deux mais j'ai l'impression qu'on a dépassé ensemble l'orgueil. Et qu'on sera tout simples à présent. Tu sais, cette année, il fallait que ça casse ou que ça devienne parfait. Je connais ton orgueil, je le sens et je l'estime. J'ai l'impression qu'il s'est tourné contre moi un temps, et que c'est fini à présent ; et moi, c'est pareil : je me suis cabré. A présent, je n'ai plus envie de rien que de tes bras, d'être près de toi, de t'embrasser et de te parler. Quand tu m'aimes, je ne me sens plus ni vieux ni jeune, je ne me sens plus du tout, je ne sens plus que toi ; tu dis que ton amour est une chaleur sèche et tu dois avoir raison mais je le sens comme de la tendresse. Pas seulement comme cela. Mais c'est normal que je le sente autrement que toi. D'ailleurs quand l'orgueil a fondu, je ne sais plus si c'est ta tendresse ou la mienne. Je sens une douceur forte entre nous. Mon chéri, nous allons être heureux".

Il décrit ensuite la Toscane, ses "vallonnements" et ses "bourgs paysans" entourés de brume : "J'étais sur des collines, entre des vignes et des oliviers. La terre était un drôle d'argile sec et blanchâtre, par grosses mottes, les oliviers c'étaient des fumées, il y avait des cyprès tout noirs sur les échines des montagnes, isolés, en massifs, en procession, ça faisait des paysages gris, très doux. Si tu p^rends le gris comme une espèce de couleur noire d'où sortent tous les verts, tous les bleus, tous les argents. La voiture piquait du nez, on relevait le nez selon la pente, on traversait des petits bourgs paysans, tous pareils, avec une vue sur des vallonnements gris qui viraient au bleu, des rues sombres en pente raide et une seule place, toujours la même, un bout de terrain en pente, entre trois ou quatre palais austères, des quadrilatères de pierre presque sans fenêtres, la lumière a fini par noyer tout cela dans une vapeur égalisatrice qui ne laissait plus que les volumes puis la nuit est venue. Et je t'ai promenée dans tout ça, tout le temps, du midi à la nuit. Tu était mes yeux qui voyaient, tu étais mon coeur. Les collines et les palais, c'étaient des apparences, des mirages, la seule réalité c'était toi, c'était notre vie future. Je t'aime, je suis heureux de t'aimer si fort.

Ecoute, je suis à Pise et tout est décidé : je prends le train à Milan ou à Turin, le 19 au soir, j'arrive le 20 au matin (je te télégraphierai l'heure de mon arrivée), tu m'attends en dormant, le clé est sur la porte, je saute d'un taxi dans tes bras. Je ne te quitte plus de 48 heures, ni l'appartement. On verra après. Ça te va? Mais je t'écrirai encore d'ici là. Je t'écrirai de Gênes et de Turin. Mon chéri, je suis à 7 jours de toi, ça me fait la réalité ; comme je voudrais que tu sentes ça comme moi. L'absence est finie pour moi. Tu sais, quand on quitte les gens, et les villes, et qu'un moment on est encore là et où on les a déjà quittés ; à présent pour moi c'est le contraire, je ne suis pas encore avec toi et je t'ai déjà rejointe. Je te prends dans mes bras, j'embrasse ta bouche, je la mords, je te serre fort, je regarde tes grands yeux, je te parle, à demain, mon amour !".

Encre noire sur papier à petits carreaux.

6800,00

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