3 superbes lettres de Robert Doisneau au modèle du célèbre « baiser de l’hôtel de ville »
Robert Doisneau (Gentilly , 1912 /1994 )Ensemble de 3 lettres adressées au modèle masculin de son célèbre cliché "L'Hôtel de Ville et les amoureux", écrites à la toute fin de sa vie, et qui s'inscrivent au moment du procès qui eut lieu en 1993, au sujet des droits de cette photographie devenue iconique.
La photographie du "Baiser de L'Hôtel de Ville" fut prise prise en 1950 pour la magazine Life, dans le cadre d'un reportage sur l'amour à Paris. Les deux protagonistes, étudiants en théâtre au Cours Simon, Françoise Delbart (née Bonnet) et son petit ami Jacques Carteaud, avaient été repérés par Robert Doisneau, les ayant vus s'embrasser, qui leur proposa une séance de prise de vue, en pleine ville, moyennant une rétribution. Le cliché, tombé dans l'oubli durant plus de 30 ans, fut ressorti et commercialisé en 1986 en remportant immense succès. Françoise Bonnet réclama 100.000 F de rémunération complémentaire ainsi qu'un pourcentage sur les bénéfices commerciaux. Jacques Carteaud, refusa de se joindre à cette démarche refusant de "transformer cette histoire photographique en histoire de fric". Un procès s'engagea, qui affecta profondément Robert Doisneau. Le 2 juin 1993 le tribunal de grande instance de Paris débouta les trois demandeurs. En avril 2005, Françoise Bonnet mis son cliché aux enchères où il fut adjugé pour 185.000 €.
-11 janvier 1993 : « Par précédent courrier arrivent ta lettre et celle de Madame Marie-Hélène. Enfin une bonne bouffée d'oxygène dans les miasmes environnants. Je n'ai pas l'habitude de l'hostilité et ces jours derniers, j'ai été troublé par une sorte de machination ingénieuse autour de cette image dont la diffusion a été miraculeuse. Pourquoi celle-ci alors que dans mes boites il y a environ 500.000 clichés ; peut-être illustre-t-elle le symbole d'un bonheur souhaité par nos contemporains. J'ai écrit machination, c'est vrai, les choses sont devenues moins aériennes, plus question d'improvisation légère : sous l'apparence d'une conversation badine un micro était caché, la dame amie en visite par hasard était en réalité comme témoin convoqué. Qui donc dans la coulisse organisait le piège? Bref voici venu le temps des sommations assommantes et me voici emporté dans l'univers des avocats.
La situation amuse les journalistes, dans le fatras des nouvelles dramatiques, l'histoire devient la cerise sur le gâteau. Ce que tu dis dans le journal du 7 janvier réjouis l'avocat qui doit défendre ma cause alors que ta partenaire nie la présence d'un cachet et que de mon côté je n'ai pas gardé de note de frais depuis 1942 (évidemment), donc mon défenseur, celui derrière lequel je me blottis, demande si tu accepte d'écrire l'existence de cette rémunération, lettre qui peut démêler ce sac de noeuds dans lequel je suis empêtré.
Plus légèrement enfin tu cites Prévert : deux deux choses l'une, l'autre c'est le soleil. En échange, je te propose : Des milliers et des milliers d'années / Ne sauraient suffire / Pour dire / La petite seconde d'éternité * /où tu m'as embrassé /où je t'ai embrassée /un matin dans la lumière de l'hiver / Au parc Montsouris à Paris / A Paris / Sur la Terre / La Terre qui est un astre. *(comme titre d'un bouquin j'ai repris : trois secondes d'éternité).
Salut Carteaud - que Dieu te garde si possible. Amitiés"
-14 mars 1993 : "A nouveau Montrouge et ma table chargée de paperasses graines de soucis. Il ne faut pas geindre car quand on est vieux comme je le suis devenu par inadvertance, la pire chose qui peut arriver, c'est l'indifférence. De ce côté là, j'aurais mauvaise grâce à gémir. Mais voilà, est-ce que la curiosité, la disponibilité à l'émotion sont-elles encore intactes ou bien les durillons du quotidien sont-ils venus raccourcir l'individu et le rendre économe des enthousiasmes spontanés?
Ce qui pourrait me rassurer c'est le sincère plaisir éprouvé à vous voir tous les deux dans votre maison de Pierrefeu [...]. Le vieux copain que je représente pour elle ramasse une amitié tonique qui l'aide à vivre - à cette heure où je sors de la maison de santé où se trouve ma femme, gentille comme peut l'être quelqu'un qui ne communique que très peu avec l'entourage - l'habitude fait supporter une situation inimaginable au temps de notre jeunesse à tous les deux où la vie s'improvisait chaque matin pour traverser les pièges de l'occupation par exemple. Ceci me vient à l'esprit car hier un journaliste est venu m'interroger sur les conditions de vie des métallos chez Renault avant 36 et sur les difficultés pendant les années de guerre - difficultés économiques tout simplement - l'héroïsme c'est autre chose, une sorte de vêtement trop grand pour ma carcasse - stupeur d'être invité à l'endosser - avec le recul et les oxydations de la mémoire, la vérité subit des altérations commodes pour être classée dans le tiroir des situations traditionnelles [...] »
- 21 mai 1993 : « [...] Ici dans la grise banlieue parisienne, il y a un soleil insolent, alors c'est le désordre ou quoi! Je travaille mollement, ces opérations nécessaires aux yeux m'ont pompé de l'énergie, il serait temps de me ressaisir, un tas de corvées qui grignotent mes journées, en vieillissant on devient une sorte de bénisseur convoqué pour donner de la patine à des manifestations de toutes sortes. Madame Sabine m'engage à ne pas obéir, elle sait mieux que moi préserver son emploi du temps, il est vrai que si je réponds non au téléphone, je suis saisi d'un sentiment de culpabilité, alors je cède pour un sourire ou une poignée de mains en récompense.
Ernest Pignon Ernest lui aussi a été pressenti pour me faire un portrait destiné à une exposition en automne au Creusot. Pauvre vieux qui a hérité d'une corvée, comme il est bon gars il a accepté - j'ai honte - un boulot de plus [...]".
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