Belle et émouvante lettre de 1942 écrite conjointement par Aragon et Elsa Triolet
Louis Aragon (Paris, 1897/1982)Très belle et émouvant lettre écrite à quatre mains, à leurs amis Moussinac, alors qu'ils vivaient réfugiés à Nice [ils vécurent 16 cité du Parc de novembre 1941 à l'automne 1942].
C'est tout d'abord Elsa qui prend la plume (1 p.).
"Chère Jeanne, cher Léon, il y a un bon Dieu... Nous sommes d'une humeur printanière, malgré que le printemps ne soit toujours pas là. Aujourd'hui même nous avons eu des nouvelles de Laurent, prisonnier en Allemagne. Il va bien. Quelle journée! On est tout bouleversé avec cette pendule qui montre une heure qui n'est pas celle de l'estomac, ni celle du sommeil... Maintenant nous voulons une lettre pour savoir comment vous allez. Je me sens en vacances : la nouvelle est terminée. Et comme toujours pendant les vacances, j'ai les mains vides et la tête aussi. L'oreille tendue vers la radio. Je vous embrasse cent mille fois et c'est encore cent mille fois trop peu. E."
Puis Louis Aragon à son tour (1 p.).
"Mes chers enfants, quand le télégramme est arrivé, Elsa était dans le placard-cuisine-salle-de-bain, et je me suis levé de ma table Louis XVI couverte d'une toile cirée à carreaux bleu-blanc-rose où déjà mijotait une curieuse mixture d'épinards et de farine pour ouvrir la porte. Qu'est-ce que c'est criait Elsa, et moi je ne voulais pas le dire avant de savoir de quoi il retournait, et ce diable de télégramme que je n'arrivais pas à ouvrir, il se déchirait à côté... Enfin, quand j'ai vu ce qu'il en était, j'ai dansé sur ma banquette, et tapé des mains, je ne me souviens pas d'avoir été si heureux depuis... depuis... enfin bien avant! Je vais vous confesser que toutes les dernières nuits je n'ai pas dormi et retourné dans ma caboche toute sorte de pressentiments noirs. Merveille des pressentiments! C'est toujours le contraire qui arrive [...].
Mais enfin, maintenant, ne pourra-t-on pas se voir? On a tant à se dire avec ces histoires de poésie et de littérature, les vers alexandrins, l'octosyllabe, l'undécasyllabe si rare!, et les licences poétiques (je suis plein de pensées audacieuses sur l'hiatus et la diérèse, je me demande même si je ne vais pas les écrire, bien que j'aie refusé de faire une conférence sur la poésie). Je me suis beaucoup passionné récemment pour Thibault de Champagne, roi de Navarre, et pour Chrétien de Troyes...
Comme vous le voyez, mes mignons, il n'y a pas d'excès où le printemps et les heureuses nouvelles ne me jettent... D'ailleurs j'ai été encouragé dans cette voie par M. Edmond Jaloux, de l'Académie Française, qui me cite dans "les Documents Français" parmi les raisons que les jeunes gens d'aujourd'hui ont de croire et d'espérer. Pardonnez du peu. Je vous embrasse. L."
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