Flaubert à Feydeau « au nom du Beau, cramponne-toi des deux mains »
Gustave Flaubert (Rouen, 1821/1880)Très belle et émouvante lettre de Flaubert, écrite après la mort d'Inès Octavie, la femme d'Ernest Feydeau, le 18 octobre précédent. Ratures, ajouts et corrections.
Tendre et spirituelle lettre de Flaubert, alors en plein écriture de Salammbô. Il disserte avec force sur la souffrance et le désespoir, prophétise un avenir littéraire brillant à son ami et définit les travers du métier d'écrivain.
"Tu m'as écrit une très belle & très navrante, très lamentable lettre, mon pauvre Feydeau ! - Quand ta douleur sera plus sourde nous en recauserons. Mais, au nom de la seule chose respectable en ce monde, au nom du Beau, cramponne-toi des deux mains, bondis furieusement de tes deux talons & sors de là ! Je sais bien que la douleur est un plaisir & qu'on jouit de pleurer. Mais l'âme s'y dissout, l'esprit se fond dans les larmes, la souffrance devient une habitude & une manière de voir la vie qui la rend intolérable.
As-tu maintenant cuvé tout ton chagrin ? As-tu bien "ruminé l'amère pâture de tes souvenirs" t'es-tu fait une grande orgie avec ta tristesse étalée ? Depuis quinze jours je peux dire que je songe à toi, - à travers tout - je te vois, seul, - dans ta maison -allant & venant par les appartements vides - & t'asseyant devant ta table, et mettant dans tes deux mains ta tête plus lourde qu'une montagne & brûlante comme une forge.
Ne te révolte pas devant l'idée de l'oubli. Appelle-le plutôt ! Les gens comme nous doivent avoir la religion du désespoir. Il faut qu'il soit à la hauteur du Destin, c'est-à-dire impassible comme lui. À force de se dire : "Cela est - cela est - cela est" - & de contempler le trou noir, on se calme.
Tu es jeune encore. Tu as, je crois, dans le ventre, de grandes œuvres à pondre. Pense qu'il faut les faire. - Oui, qu'il faut - et je te prie de remarquer que je ne te donne "aucune consolation". Je regarde ce genre de choses comme une injure.
Si [Théophile] Gautier a été à l'enterrement sois sûr qu'il a fait, dans sa pensée, une chose héroïque (je le connais depuis longtemps) & il faut lui en savoir gré. Ce qui ne serait rien pr un autre était pr celui-là excessif. Balaie tout et arrange-toi pr qu'il revienne. Si j'étais à Paris je m'en chargerais. Tu peux lui faire parler par qqu'un. Sois bon ! - C'est plus commode, d'ailleurs.
& maintenant, parlons de tes affaires. Est-ce qu'elles sont aussi désespérées que tu les fais ? Quittes-tu la Bourse définitivement, absolument ? N'y trouves-tu plus le moyen d'y gagner de quoi vivre ? S'il en est ainsi, cherche quelque chose d'analogue. Tu connais l'argent, ne le quitte pas, bien qu'il te quitte, momentanément. Car tu es sous ce rapport, un monsieur à retomber toujours sur ses pattes. Quant à la littérature, je crois qu'elle pourrait te rapporter suffisamment, mais (& le mais est gros) en travaillant d'une manière hâtive & commerciale où tu finirais bientôt par perdre ton talent. Les plus forts y ont péri. L'Art est un luxe, il veut des mains blanches, & calmes. On fait d'abord une petite concession, puis deux, puis vingt. On s'illusionne sur sa moralité pendant longtemps. Puis on s'en fout complètement. - & puis on devient imbécille [sic], tout à fait, ou approchant. Tu n'es pas né journaliste, dieu merci ! Donc, je t'en supplie, continue comme tu as fait jusqu'à présent.
Ma mère fait ses préparatifs pr s'en aller à Paris, tu la verras bientôt - & tu me verras dans deux mois. J'attends dimanche le petit Duplan. Voilà toutes mes nouvelles. J'ai refusé ton Athenée, fais-moi le plaisir de le faire poster chez lui rue Vivienne 18.
Adieu, mon pauvre vieux.
Sursum corda ! & je t'embrasse [...]".
In Gustave Flaubert, Correspondance, Tome III (1859-1868), Paris, Pléiade, 1991, p. 52-53.
9500,00€