Longue et magnifique lettre argotique et scabreuse de Huysmans
Joris Karl Huysmans (Paris, 1848/1907)Magnifique lettre argotique et scabreuse de Huysmans au poète Théodore Hannon, qu'il admirait beaucoup, voyant en lui un disciple de Baudelaire et dont il fit un portrait élogieux dans À Rebours.
« Je suis bien en retard avec vous, mais oyez : samedi dr soirée chez Montrosier, dimanche, chez Coppée, lundi, chez la mère à Charpentier, mardi dîner du bœuf nature et ce soir mercredi dîner chez un ami et demain dîner de l’assommoir et dimanche chez Flaubert !!!!!!! C’est tuant et idiot.
L’encens de foire est tout simplement espatrouillant ! Il y a des beignets et des fritures qui font ma joie ! ça, c’est absolument très bien et le super maquillage aussi ! voilà ! nom d’un bonze ! faites un bouquin comme ça et ça aura un rude chic ! et il n’y a pas à dire, ça fera un trou ! je vais, en attendant, vendredi soir, chez moi, où Coppée entr’autres poëtes doit venir, leur servir ça. Ils vont tomber roide ! Nous allons rire. Oui, je crois comme vous qu’il vaut mieux attendre. Bûchez moi ça roide. Il faut un volume inattaquable, comme objet d’art, comme ciselure. Il faut lutter avec le Parnasse à armes égales - et vous les défoncerez.
J’ai commencé à m’attraper hier au dîner du bœuf nature avec le poëte Bourget. Ça devient vraiment cocasse, moi qui ai appliqué de si belles volées de bois vert à Coppée et à Bourget et à tous leurs amis, je suis au mieux avec eux (ou du moins ils me font mine de m’adorer). Un échange de gracieusetés à n’en plus finir ! t’es un grand homme, t’en es un autre. Huysmans venez déjeuner avec moi dit Bourget, Bourget venez déjeuner avec moi dit Huysmans. De la cendre sur tout ça !!!! et zut !
En attendant, cet animal de Charpente est insupportable. Je suis allé, lundi, chez sa mère qui a trouvé moyen de nous inviter - quelle scie ! Or avant que je n’arrive, Charpentier parlait de moi et il disait : oh ! je ne pourrai pas encore donner vite une réponse à Huysmans, vu qu’avant de le lire je vais avaler un stock de romans que je refuse d’avance. Le mien n’est heureusement pas compris là dedans. Mais nom de Dieu ! Il y a de quoi se ronger les doigts à attendre ainsi ! Je vais lui lancer Flaubert, dessus, dimanche. Il a eu un bien beau cri du reste l’éditeur : voyant Céard, il a clamé : en voilà un qui est gentil, il ne m’apporte pas de manuscrit !! Je rêve pour lui aux supplices raffinés des inquisitions, aux tortures des cannibales.
En attendant, j’use mes grègues noires et mon chapeau pliant et mes cravates neigeuses et mon sifflet, à son service. Il m’empêche de rester chez moi à chiffonner des nainais et à râper délicieusement la cassette parfumée de mon odorante - vengeance !
Pas vu, l’inodorant ou plutôt le trop puant du bec, Duvauchel. Vous ferez donc bien de lui écrire. Ce poëte à la barbe flave est paraît-il marié et sa largue est en vidange comme dit si poétiquement l’argot pour les femmes en couche.
Et le travail de Lemonnier sur Stevens en se tire-t-il ? Saperlotte, je suis toujours hanté par le désir de le voir. Il y a pour l’instant chez Braine une femme d’une baignoire de Stevens qui est étourdissante. Quel sacré chouette peintre que celui-là ! Si j’ai le temps, je tâcherai d’aller voir Rops, si toutefois il est à Paris. Vous a-t-il définitivement répondu pour l’eau-forte ?
Rien de neuf, à part tout cela qui n’est guère neuf d’ailleurs. Je m’embête à courir comme un juif errant dans des tas de dîners et de soirées ; mon infante est pas avec ça à Paris, pour l’instant, de sorte que je me fais travailler par les aimables et bonnes gouines des bons lupanars. Pompe et bitte ! ça roule, mais ça me refiche des névralgies. Ce qui manque de rigolo - ah mais oui !
Sur ce, très cher, roselez nous de flamboyantes pièces comme les charmantes que vous venez de m’envoyer, ne faites point comme moi qui travaille fort peu. Songez, mon bon, que le naturalisme a besoin d’un poëte, que jusqu’ici il n’y en a pas, que nous comptons sur vous et jouez-moi du touret et du poinçon.
Je dépose un baiser libidineux sur l’orifice béant de votre volaille de la chrysalide et vous, je vous serre de tout cœur la main.
B. à vous.
Huysmans
Le Luxembourg vient de se décider à acheter la Vague de Courbet. Je suis allé la voir, c’est du nanan !! »
[Théodore Hannon avait co-fondé, en 1875, avec Félicien Rops, un groupe artistique anticonformiste nommé La Chrysalide].
Lettre publiée dans Lettres à Théodore Hannon (1876-1886), Editions Christian Pirot, 1985.
Vendu