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Magnifique lettre d’Aragon à Max-Pol Fouchet, véritable profession de foi du poète

Louis Aragon (Paris, 1897/1982)
Poète français, proche du Dadaïsme et du Surréalisme.

Type de document : lettre autographe signée

Nb documents : 1 - Nb pages : 2 - Format : In-4

Lieu : Nice

Date : 22 mars [1942]

Destinataire : Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète et écrivain

Etat : petits défauts sans gravité

Description :

Magnifique lettre d'Aragon, véritable profession de foi du poète, écrite après la publication de poèmes de Max-Pol Fouchet en hommage à la mort tragique de son épouse, Jeanne Ghirardi, noyée le 9 janvier 1942, dans le naufrage du Lamoricière, au large des Baléares.

"Mon cher Max,

Je voulais vous écrire tout de suite ce numéro reçu mais la vie dispose de moi, et surtout Henri Matisse chez qui je passe mon temps (j'écris un livre avec lui, et il fait mon portrait). Enfin il pleut, ce printemps commence avec une mer démontée sous mes fenêtres, et je trouve l'isolement nécessaire à vous parler.

Je voulais vous dire que de ce numéro je n'ai vu, je n'ai retenu que vos poèmes. J'en ai longuement rêvé, j'y reviens sans cesse. Le rêve qu'on a de semblables poèmes se résumerait mal par des mots qui ne seraient pris dans les poèmes eux-mêmes : Tu cèdes à l'instant comme au vent les oiseaux, et il n'y a rien à dire non plus de cette terrible présence, que l'absence double si terriblement. Je le dis comme d'un manteau.

Je me suis demandé ce que j'aimais dans ces vers. Je me suis demandé si c'était eux, ou leur tragique prolongement inattendu. Chaque mot, avec cette perspective, perd sa gratuité, devient grave, tombe comme une pierre dans un puits, le plus léger, le plus oiseau des mots employés. J'ai donc essayé de lire, de relire ces six poèmes comme si de rien n'était [...]. Le frisson est entré, s'est emparé d'eux. Ce qui était si détaché, saigne. Et nous avons les mêmes yeux devant la même horreur. Ainsi ces poèmes apportent la douloureuse preuve d'une étrange vérité : que l'événement et le poème ne peuvent être séparés, qu'il est vain de le tenter, et qu'il n'y a rien de si loin, dirai-je de l'exercice spirituel, que la poésie, qui est résonance du monde, harmonique commune à l'auteur et au lecteur. Alors, direz-vous, ces poèmes, leur force n'est pas ce que j'y ai mis, mais ce qui ajoute Jeanne qui périt en mer? C'est mal me comprendre. Bien que je croie du plus sincère de mon coeur que ces poèmes commencés par vous, elle les ait en vérité achevés pour vous... Pardonnez-moi, mon ami, ce qu'il y a de cruel dans ces considérations, elles sont le contraire de l'insensibilité, de l'indifférence. Je pense seulement qu'une chose écrite n'est jamais terminée par le fait qu'elle est écrite, pas plus que l'homme mis au monde. Je veux parler de ce qui n'est pas mort-né, comme sont ces poèmes si bien achevés de main de maître [...] (vous savez que je pense à Valéry, et ses précurseurs). Une chose écrite, si en elle il y a du feu céleste, elle mettra un jour le feu au papier qui la porte. Elle pourra longtemps dormir, un coup de vent réveillera l'étincelle, un fait extérieur au poème. Et c'est une génération nouvelle, par exemple, et Rimbaud cesse d'être l'auteur du Sonnet des Voyelles. Il faut des révolutions et des guerres pour que certains vers prennent enfin leur résonance. L'événement extérieur, l'événement social par exemple. Pour ces "Limites de l'Amour", il fallait, afin qu'elles fussent à autrui vraiment sensibilisées que la foudre tombât. La foudre est tombée, mon pauvre Max, mais dans la lueur de l'éclair nous avons vu votre visage, et celui de Jeanne, elle aurait (je pense) aimé cela.

Certes, de ces six poèmes, c'est le second (Il passe toujours un nuage) qui me touche le plus directement [...]. Si je vous dis, mon ami, que toutes nos pensées, toutes les images qui répondent profondément à notre être particulier, ressemblent à ces rêves qui se répètent dans nos nuits, à travers les mois, les années, et qui nous laissent au réveil une inquiétude bizarre, si je vous dis que les pensées que nous avons quand nous sommes prêts à mourir, ces fameux souvenirs dont on dit si banalement que par eux nous revoyons toute notre vie en quelques instants, sont semblables à ces rêves dont je parlais, si je vous disais que les plus belles images des poètes ne sont rien d'autre, qu'elles nous touchent parce qu'elles font image, souvenir, avec un fait de la vie, un rêve oublié, une chanson entendue... Comprendrez-vous où je veux en venir? Je parlais d'harmoniques : vous savez, il y a l'expérience connue, du vase qui se brise sur une note jouée au piano qui seule l'a fait vibrer, par ce qu'il la portait en lui. Et que serait la plus belle image du monde, la plus classique "la rose de tes lèvres", à l'aveugle qui n'a point vu de rose, à celui qui ne connait pas la douceur des lèvres? L'image n'est pas faite que des mots, la poésie c'est la coïncidence rare et terrible des mots et des choses. Les limites de l'amour sont les limites de la poésie [...]".

3800,00

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