Les plumes écrasées de Madame de Sévigné
L’art épistolaire du « grand siècle » s’incarne tout entier dans la correspondance de Madame de Sévigné. La marquise use des plumes comme d’autres des culottes. Elle évoque dans cette lettre, avec toute la délicatesse de son style, le sort qu’elle fait subir à ses instruments d’écriture.
Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626/1696), épistolière
Lettre autographe à M. Du Plessis [ancien gouverneur du marquis de Grignan, devenu depuis celui du marquis de Vins]. Grignan, 19 janvier [16]91.
« Ah! plût à Dieu que j’eusse des plumes taillées de votre main (je ne sors pas de furie, j’en écrase tous les jours cinq ou six), et qu’avec cette plume si bien taillée, que je n’ai point, je pusse, mon cher Monsieur, vous remercier dignement de la plus jolie étrenne du monde que vous m’avez envoyée! Elle fait plaisir à lire, elle plaît à l’imagination, elle est nouvelle : jamais on n’a si bien fait de la prose, nous en sommes tous demeurés d’accord ; nous y avons trouvé même de la poésie, car vous savez mieux que moi que le style figuré est une poésie. En vous remerciant donc, Monsieur, plus de mille fois, je serois bien heureuse si dans cette longue vie que vous me souhaitez, je pouvois vous rendre quelques services à ma fantaisie. Il me paroît que vous êtes toujours fort aimé ici, et que l’on compte sur vous à la fin de vos engagements. On nous a mandé de toutes parts beaucoup de bien de votre pupille [le petit marquis de Vins] : il est bien fait, il est joli, il est savant ; je me le représente fort agréable. Nous avons eu ici quatre ou cinq heures Monsieur son père; il ne voulut point se coucher, et partit à minuit par un froid à mourir; car je vous avertis que l’hiver est plus cruel ici qu’en nul autre lieu. Je n’écris plus à Mme de Vins, que j’aime et que j’estime au dernier point ; nous nous aimons dans le silence en Mme de Grignan. M. de Grignan n’a plus de fièvre en forme, mais sa convalescence est d’une langueur et d’une longueur qui nous fait mourir d’ennui ; nous nous en prenons à la saison. Je vous conjure, mon cher Monsieur, de souhaiter pour moi une heureuse année à M. de Pompone. Ah! c’est à lui, c’est à un mérite comme le sien que l’on devroit souhaiter ce que vous m’avez souhaité : vous savez comme je suis pour cet homme admirable. Faites-lui donc ma cour, et ne doutez jamais, vous, mon cher Monsieur, de la suite de mon estime et de mon amitié. Ah! Quelle plume! je m’en vais l’écraser. »
Adresse au dos : « monsieur Duplessis gouverneur de mons. le comte de Vins »
Lettre 1314 de la Correspondance, publiée pour la première fois dans les Lettres inédites par Monmarqué (1820) – qui signale qu’elle est l’une des plus difficiles à déchiffrer à cause de la mauvaise qualité de la plume, et dans les Lettres Choisies de Madame de Sévigné (édition Hachette de 1870)